Rencontre
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Cette soirée estivale s'éternisait tout en douceur. Je choisis de profiter de l'instant pour aller traîner dans le jardin, jeter une énième fois un regard sur mes plantations, admirer une floraison, découvrir quelques boutons prometteurs.
J'étais presque arrivé au plus profond de la verdure, dans cette pénombre naissante, quand j'entendis derrière moi un bruit non identifiable, une espèce de « gloups » étouffé, un peu comme ma grand-mère quand elle faisait « une fausse route ». Me retournant, je découvris un halo de lumière jaune bleu, ou bleu vert, ou vert jaune… C'était une couleur que j'aurais autant de mal à préciser que si vous me demandiez d'expliquer le théorème de Thalès. Et au milieu de tout çà, un habitacle circulaire d'apparence métallique, et encore je ne suis pas sûr, d'où sortit une espèce de petit bonhomme que j'appelle « bonhomme » faute de vocabulaire approprié. Haut comme trois pommes granny vu qu'il était d'un vert quasi fluorescent, il marchait d'une démarche syncopée mais nullement agressive.
La bière bue quelques heures avant était-elle frelatée ? L'âge me jouait-il quelques mauvais tours ? Quels troubles de la raison me faisaient-ils halluciner ?
— Gloups !
— Gloups ! répondis-je machinalement, à la fois perplexe, intimidé et surtout surpris, manquant de mots pour entamer une conversation sensée.
— Gloups ! renchérit mon quidam, qui se retournant, me désigna celle que j'appellerai Madame Gloups, laquelle était suivie de Gloups junior et de Gloupette. Aussi bizarre que cela fut, je parvenais à différencier la gent masculine et la gent féminine de cette famille peu banale.
Finalement, je trouvais à mes hôtes impromptus une petite bouille sympathique. Ce n'était plus l'heure de l'apéritif, mais après un voyage que je supposais très long, ils avaient sûrement un petit creux.
— Chérie ! Il reste quelque chose dans le frigo ? criai-je du fond du jardin.
— Pourquoi ? Ne me dis pas que tu as encore faim !
— Moi, non ! Mais on a du monde !
Ma réponse fut suivie d'un blanc éloquent. Je me devais d'être plus précis :
— Il y a toute une famille qui débarque de je ne sais trop où et on ne peut pas les laisser repartir comme çà !
— Je pensais avoir été clair, mais apparemment, c'était insuffisant. Je m'entendis répondre :
— Si c'est une blague, tu peux en rester là ! Et si tu es fatigué, c'est l'heure d'aller dormir !
J'avais regagné le seuil de la maison et mon épouse en finissait avec quelques rangements. Je la vis alors se retourner et changer de couleur. Sa bonne mine vira au vert, vert pâle, gris vert, une couleur tout aussi indéfinissable que celle de l'engin au fond du jardin. Je n'eus que le temps de l'attraper au vol pour la déposer délicatement sur le sol. Je compris alors que la famille Gloups m'avait suivi et posai sans difficulté le diagnostic relatif à l'évanouissement de mon épouse.
Monsieur Gloups semblait trouver étrange que de bipède, un humain puisse aussi facilement devenir reptile.
Jusqu'à un certain point, je dis bien « un certain point », la situation restait sous contrôle, mais il fallait agir vite.
J'ouvris le frigo. Je réchauffai le restant de potage et le proposai à la famille Gloups qui, ma foi, le trouva fort à son goût. Je pensais pouvoir en rester là et les voir déguerpir avant que ma femme reprenne connaissance. Ce qui ne tarda guère ! Je la vis ouvrir un œil mais pas le second car illico, elle retomba dans les vapes. Quant à ma famille Gloups, elle ne cessait de lorgner d'où était venu son salut : la porte du frigo ! Je résolus que la formule de ce soir serait potage-dessert. Et après, retour à la case départ, en espérant que çà se passât ainsi ! Je servis copieusement la salade de fruits qui fut avalée, tout comme la soupe, à grand renfort de « gloups ». Normal, me direz-vous…
Ainsi gentiment rassasié, Monsieur Gloups montra la sortie à son petit monde qui le suivit sans rechigner. En file indienne, la famille Gloups regagna son engin interplanétaire, lequel décolla sans un bruit.
De son côté, mon épouse émergea, ouvrant cette fois les deux yeux avec la plus grande prudence. Je sus user des mots appropriés.
— Chérie, il faut savoir te ménager du repos et cesser de t'épuiser à vouloir que cette maison soit impeccable.
— Je crois que tu as raison, me signifia-t-elle. Au point où j'en suis rendue, l'heure est venue de ne plus me tuer à la tâche.
Je préférai en rester là afin de ne pas l'exposer au risque de rechute. Ainsi peuvent naître parfois les secrets de famille les moins avouables.
Didier Bruyas 14 octobre 2019